Dis moi comment tu es noté, et je te dirai comment tu te comportes.
Cette phrase se vérifie partout en entreprise, mais aussi dans le public ou l’enseignement. Chaque individu cherchera à optimiser le paramètre mesurable (note, KPI ou autre) sur lequel il est surveillé. Eh oui! C’est dans son intérêt propre, à lui petit membre du gros système, puisque c’est en grande partie sur la valeur de cette mesure qu’on le récompensera, ou punira…
D’ailleurs un certain prix Nobel dit :
Ce qu’on mesure est ce qu’on juge important, et vice-versa. (Joseph E. STIGLITZ)
En changeant d’échelle, chaque sous-entité (filiale d’un grand groupe, département, service, chef d’équipe, ou individu) tendra à optimiser le jeu de métriques qui lui est propre, celui qui compte à l’heure de faire le bilan. C’est ce comportement qu’on observe lorsqu’un étudiant fait l’impasse sur les matières aux plus petits coefficients. C’est une bonne tactique à l’échelle du Bac, ou d’une série de partiels, mais à l’échelle d’une formation entière, ça donne par exemple des ingénieurs qui ne savent pas accorder un verbe du troisième groupe.
Dans l’absolu, ce phénomène n’est pas une mauvaise chose, mais on va voir que combiné à un autre facteur, cela donne parfois des résultats désastreux. Les comportements induits par la manière de noter chaque sous-entité nuisent généralement aux objectifs des autres départements, services etc. mais aussi généralement aux objectifs globaux du système, au point d’avoir parfois le sentiment d’être plusieurs à pédaler en sens contraires.
On choisit mal quoi mesurer
Malheureusement pourtant, de plus en plus de systèmes sont gérés uniquement par des métriques mal choisies. On l’observe particulièrement lorsqu’on compare la stratégie globale d’une entreprise aux objectifs locaux de chaque service.
Bien, à la limite pourquoi pas? Quel est le danger d’optimiser toutes les métriques? Demandons à Mr Goldratt, qui d’ailleurs vaut le détour :
La somme des optima locaux n’est pas égale à l’optimum global. (Eliyahu M. Goldratt)
Loin s’en faut même. Et ça, il semblerait que beaucoup de monde l’ait oublié.
On se retrouve régulièrement dans la situation où des sous-entités sont récompensées pour un comportement qui va à l’encontre des intérêts du système. A l’extrême, on observe parfois des individus experts dans leur métrique plutôt que dans leur métier, et si l’on choisit par exemple la taille des feuilles de carottes plutôt que de leurs racines pour juger de la qualité d’un potager, on peut se trouver bien embêté le jour de la récole…
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que des tensions se créent entre les sous-entités de ces systèmes, ou encore que la plupart des subalternes impliqués développent une allergie notoire aux indicateurs, rapports, notes et autres moyens de mesure supposés garantir la pérennité d’une organisation.
On a tellement martelé qu’on ne maîtrise que ce qu’on mesure, que beaucoup de décideurs se sont mis à instaurer des mesures de tout et n’importe quoi. Forcément, parmi tous ceux possibles, ils ont choisi ceux qu’ils jugeaient les plus faciles à optimiser puisqu’ils seraient eux-même jugés sur le progrès de ces métriques.
Une alternative?
Mais alors quoi? C’est trop compliqué de choisir des indicateurs en adéquation avec l’objectif global?!
Je ne crois pas, et c’est ce qui me désespère le plus. En effet avec un peu de bonne volonté, une logique effet-cause-effet un peu plus rigoureuse, et surtout en impliquant ceux qui font (puisque ce sont les seuls à pouvoir valider ou invalider les présupposés sur lesquels seront basés les objectifs) on arrive à des systèmes beaucoup plus robustes.
Par exemple, j’ai présenté il y a quelque temps, sur le site EOTV des outils intéressants pour s’assurer de la cohérence d’un système : les Thinking Processes. J’essayerai de détailler des exemples d’utilisation de ces outils ici. Un autre outil issu de la théorie des contraintes : les arbres de stratégie et tactique, qui proposent une méthode logique de décliner une stratégie globale en sous-stratégies cohérentes entre elles.
Dans le même on peut citer aussi l’analyse systémique; d’autres écoles existent encore je suppose. Elles sont toutes autant de grilles de lecture de la réalité, ayant en commun l’intention d’adopter une vision holistique, i.e. qui considère les systèmes comme un tout et non comme une somme de parties indépendantes. Elles remettent également en cause la fâcheuse tendance à expliquer la réalité par une causalité linéaire, alors qu’en général les systèmes étudiés sont trop complexes pour ce modèle.
Qu’y pouvons-nous?
Tout ce discours est bien beau, mais tant qu’on n’est pas le décideur, le cerveau du système, on ne peut pas y faire grand-chose… Et c’est plutôt vrai.
J’ai cru dans mes premiers jobs pouvoir montrer à tout le monde à quel point ils avaient tort de procéder de telle ou telle manière. Vous imaginez bien que des critiques sur l’organisation globale d’une entreprise, venant d’un petit nouveau, qui n’a même pas encore maîtrisé le boulot qu’on attend de lui, ne sont pas très bien reçues. C’est probablement un des meilleurs moyens de fermer son audience à des concepts pourtant bénéfiques à tous.
Quoi qu’il en soit, après quelques essais, ajustements, tâtonnements… j’ai identifié au moins deux manières de faire passer ce genre d’idées quand on n’est pas en position de décideur.
En sous-marin :
Il s’agit d’acquérir de la légitimité et de susciter la curiosité dans un premier temps, et de laisser venir les curieux.
Un jour, j’ai utilisé les outils évoqués plus haut pour préparer une importante présentation devant un gros et exigeant client. Nous avions vendu des baies de compression d’air pour une utilisation bien particulière (radars haute précision), et elles ont toutes présenté le même défaut après quelques semaines de fonctionnement. Etant donnés les montants en jeu, tous les acteurs étaient très tendus. Une fois la solution trouvée, il a fallu, devant des représentants du client final et du constructeur de radars, présenter une analyse de l’origine du problème, et les rassurer sur le fait que ces problèmes ne se reproduiraient plus. J’ai seulement évoqué le nom d’analyse systémique, d’outils « marrants », lors de la préparation avec une collègue. Après la présentation, une fois les clients emballés et tout le monde soulagé, j’ai expliqué aux curieux les bénéfices de ce type d’approche.
En mode socratique :
Une autre approche est de reformuler les objectifs donnés, et de tenter de faire « tilt » dans l’esprit du décideur. Demander par exemple, en toute candeur :
Je ne comprends pas comment suivre <directive> va aider notre entreprise/association/entité à atteindre son but. Pourriez-vous m’expliquer SVP?
On peut aussi demander des conseils sur la meilleure manière d’optimiser le système global, tout en respectant ses objectifs individuels. L’idée est de laisser l’autre patauger dans des relations de causalité plus que bancales, pour se rendre compte que la directive ne sert pas l’objectif global. Il s’agit de ne pas remettre en question directement le décideur pour que d’une part, l’idée fasse son chemin d’elle-même dans sa tête, et d’autre part, le décideur puisse trouver un moyen de changer de cap sans trop perdre la face à son gout. Il y a toujours une dose de fierté à ne pas froisser dans ce type de situation, et l’exercice peut donc être délicat. Idéalement, on arrive à amener l’interlocuteur à tirer les mêmes conclusions que nous, en se contentant de l’interroger. Ça vous rappelle quelqu’un? =)
D’autres manières de faire?
Voilà, ces considérations n’engagent que moi, je ne suis bien-sûr pas à l’abri d’erreurs de raisonnement, et je dispose d’une expérience encore assez limitée en entreprise.
Vous avez probablement d’autres astuces à proposer, ou des réactions sur le fond de l’article, n’hésitez donc pas à intervenir en commentaire. C’est un de mes premiers articles de la sorte, j’espère qu’il saura trouver son public et se révéler utile à certains. A très vite!
Clément.
Une réflexion au sujet de « Mon KPI est plus gros que le tien »